par Ti-Red
Tout les cyclistes d'Alma savent désormais que les membres du prestigieux RCC se donnent rendez-vous à 17 heures. Alors, quand on se présente à la Friperie à l'heure dite, c'est un peu comme jouer à la roulette russe. On ne sait jamais à quoi s'attendre. Quels seront les invités surprises ?
En ce petit mardi de vacance, j'y retrouve mon fidèle compagnon d'entraînement, Mr Clean, et l'homme à la fourche coupée, rescapé d'une chute spectaculaire, X-Large. La seule surprise est l'absence, très rare, des deux inséparables complices, Big Marc et The Sphinx, qui ont décidé de se reposer.
Évidemment, le temps est incertain. Le vent d'est (encore) pousse des nuages très lourds sur Alma, et on devine des orages au ras des montagnes, dans le parc des Laurentides. À l'unanimité, on décide d'éviter le Lac Vert afin de rouler vers l'ouest en direction de Lac-À-La-Croix avec retour par la véloroute.
Le rescapé est dans une forme étonnante. Mr Clean est particulièrement de bonne humeur. Nous filons le parfait bonheur sur la rue Du Pont lorsque j'aperçois un cycliste à l'horizon, en face du club de golf Le Ricochet. Il regarde dans notre direction et nous attend...
-- C'est Ralph Doyle, lance X-Large.
Effectivement, Long Rifle est facile à reconnaître de loin. C'est le seul cycliste qui mesure plus de 6 pieds, et qui a l'habitude d'attendre le groupe en face du Ricochet. On est tous très content, moi le premier, de retrouver le maître de Buzz, d'autant plus que j'ai rarement l'occasion de rouler avec lui.
-- C'est pas Ralph, corrige X-Large. C'est Alain Tremblay.
-- Ah non !
-- Tabarnak !
-- Ostie de kaliss...
Alain Tremblay est une armoire à glace de 210 livres -- et pas une once de graisse -- qui a davantage le physique d'un lutteur que d'un cycliste. C'est le gars le plus fort que je connais. Même André Bear Ouellet est un faiblard en comparaison. Depuis quelques années, il réside à Québec, mais il passe l'été à son chalet de Métabetchouan.
-- Où vous allez, les gars ?
L'idée de modifier le parcours m'a traversé l'esprit mais j'avais trop peur de la pluie. Entre deux maux, il faut choisir le moindre :
-- On va à Métabetchouan.
-- Parfait. C'est là que je vais.
Couché sur son guidon de triathlon, il a immédiatement monté le rythme de quelques kilomètres à son premier relais, sans le faire exprès. Au relais suivant, il a serré la vis encore un peu, tout en se gardant une petite gêne. Pour avoir souvent roulé en sa compagnie, je savais qu'il se retenait. Et je savais aussi qu'il allait finir par éclater. Normal. Quand on est fort comme lui, on a beau faire attention, se retenir, le naturel finit par refaire surface.
Après quelques kilomètres, on s'est habitué à son style. Il a presque réussi à se faire oublier. On tentait tant bien que mal de maintenir sa cadence, malgré les rafales de vent qui soufflaient de côté. Toujours sur Du Pont, en arrivant au coin du rang Belle Rivière, Mr Clean a pris le relais et roulait à fond de train. Loin d'être un poids léger, Mr Clean est à son meilleur sur le plat, avec un vent défavorable. Je reprenais mon souffle à l'arrière du peloton, les yeux rivés sur la roue devant moi, quand j'ai entendu comme une mélodie de jazz. J'aurais pu jurer que le gros Alain sifflotait en pédalant, comme pour chasser l'ennui.
Mais c'était peut-être le sifflement du vent. Ou un bruit de circulation. En tout cas, à l'avant du peloton, Mr Clean et X-Large n'avaient pas bronché.
J'ai vite pensé à autre chose en tournant dans le rang Caron. Poussé par le vent de dos, le gros Alain a monté la cadence à 45 km/heure, mais on pouvait le suivre sans difficulté. En fait, il a un physique tellement imposant qu'il cache le vent comme un camion. Même s'il grimpait le compteur à 100 km/heure, je suis sûr que le peloton continuerait de le suivre.
On roulait maintenant sur la véloroute, à la sortie du marais. Il restait un ou deux kilomètres avant son chalet. À la manière de Fox Filion, j'ai lancé un défià notre invité :
-- C'est ton dernier relais, mon Alain. Fais-toi plaisir...
Il s'est levé sur son vélo, heureux comme un enfant.
-- Accrochez-vous, les gars !
Pas de doute, il est fort. Avec la puissance et la régularité d'une locomotive, il a tiré progressivement ses wagons jusqu'à la vitesse de 42 km qu'il a maintenue sans faiblir, malgré un gros vent de face. Même la belle Audrey Lemieux n'aurait pu réussir pareil exploit. Bien abrité dans sa roue, je me sentais assez confortable, mais j'avais peur, très peur, qu'il me donne le relais... Heureusement, le diésel est resté sur ses rails jusqu'à l'entrée de son chalet...
-- Bravo, Alain. T'es vraiment fort. Je n'aurais jamais été capable de rouler comme ça.
Vous dire qu'il n'était pas essoufflé, ce serait mentir. Il semblait sur le point d'exploser comme un crapaud qu'on force à fumer... Malgré tout, il était resplendissant, le gros crapaud. J'avais prononcé les paroles magiques : t'es vraiment fort. Grâce à moi, il pourra continuer de faire souffrir les cyclistes de Québec le reste de la saison.
Soulagé, on est reparti sans lui en direction d'Alma, content de rouler à un rythme plus raisonnable. Idéalement, on aurait souhaité se reposer davantage mais le ciel était de plus en plus menaçant. Sans se consulter, on a augmenté la cadence dans le rang des Iles et, après quelques relais, alors que X-Large donnait son 200 pour cent, Mr Clean s'est mis à siffloter un air léger...
X-Large a été le premier à éclater de rire. On riait tellement qu'on avait de la misère à pédaler... De toute évidence, mes deux compagnons avaient entendu eux-aussi le chant du gros Siffleux en roulant vers Héberville.
-- C'est sûr que je l'ai entendu siffler, le gros kaliss, s'est exclamé Mr Clean. Je forçais comme un cave dans le vent et je l'entendais siffloter...
-- Encore un peu et il se mettait à chanter !
-- Il nous aurait envoyé chier, c'aurait été moins insultant, résuma X-Large.
On a siffloté jusqu'à Alma et on s'est bien amusé. En roulant, je pensais à la côte du rang 3 entre Lac-À-La-Croix et Métabetchouan. Au bas de la montée, j'étais dans la roue du Siffleux qui a tenté de me larguer. Il est tellement sûr de lui qu'il a tendance à oublier qu'il pèse 210 livres -- un petit détail que je me suis fait un devoir de lui rappeler... Je l'ai dépassé comme une balle au milieu de la côte pour bien illustrer les lois de la gravité. J'avais pris une avance presque gênante au sommet de la côte.
Dommage...
Dommage, oui, que je n'ai pas eu la présence d'esprit de siffloter quand je l'ai doublé.